« La vie n’est pas une startup » : et si on arrêtait de s’auto-disrupter ? – Usbek & Rica

Quant à la logique de responsabilité, elle sous-tend l’idée que toute personne est capable de surmonter les épreuves pour en faire une source de force. La fiction du « tout est possible » s’institutionnalise. Le rêve est à vivre. Celui qui ne le peut est dans l’échec, la paresse, la retraite. Cette injonction à l’action transformatrice et à la résilience responsabilise à outrance et dessine un voile qui cache les « inégalités capacitaires », pour reprendre l’expression de l’économiste et philosophe indien Amartya Sen. Les statistiques sont têtues. Aujourd’hui, le lieu et la famille de naissance restent les facteurs les plus déterminants dans les trajectoires individuelles. Les fondateurs de start-ups à forte croissance et autres héros de la réinvention de la vie sont, le plus souvent, issus des meilleures institutions de formation et ont hérité d’un capital social élevé. Sous des airs de comédie, le carnaval entrepreneurial permanent finit par fabriquer l’échec et l’insuffisance pour la majorité.
Dès lors, comment penser des anti-héros qui offrent des alternatives face à l’extension continue de la logique entrepreneuriale à la sphère personnelle privée ?
Des « disrupteurs » médiatiques à l’avènement des « continuateurs »
Comme l’explique Fred Turner, professeur à Stanford et spécialiste de l’histoire de la Silicon Valley, « si on s’imagine comme un disrupteur, on n’a pas à s’imaginer comme un constructeur responsable. On n’a pas à s’imaginer comme un citoyen ». Cette disruption, produite par certains, ne doit pas effacer le travail de ceux que l’on pourrait qualifier de continuateurs. Leurs activités : enseigner dans une école, soigner à l’hôpital, travailler dans une usine, une boulangerie, un service de transport. Ce n’est pas spectaculaire. C’est souvent de la routine, des attentions simples, des actions précises, répétées. Pourtant, elles tiennent l’ensemble. Elles fabriquent une unité, une continuité. Ces continuateurs sont bien loin de l’idéal de la disruption, mais ils contribuent à la vie sociale par leur activité et par des innovations ordinaires, pour reprendre la notion de Norbert Alter. La crise écologique, la Covid-19 et la guerre en Ukraine soulignent leur rôle déterminant car leurs pratiques permettent de répondre à l’essentiel de ce qui fait notre humanité.
« Changer le monde », ce n’est pas seulement le disrupter. C’est aussi penser, à la manière du poète Paul Eluard,qu’il y a un autre monde mais qu’il est dans celui-ci. C’est peut-être là que réside ce que la philosophe féministe Françoise Héritier appelle « le sel de la vie » : ces détails qui confèrent au quotidien toute sa beauté. Finalement, est-ce que l’urgence ne serait pas d’interroger les racines de cette « forme d’outrance entrepreneuriale » et d’inverser la logique et de considérer qu’il ne s’agit pas de « mener sa vie comme une startup » mais bien de « mener les startups comme la vie » ?
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